Prenons l'air : retour sur l'interview de Léo Ursulet

   En référence à son dernier livre, Histoire sociale de la catastrophe de 1902, Léo Ursulet a eu les échanges suivants le samedi 31 janvier sur radio Martinique 1ère, avec Albéric Marcelin, président de l’Université populaire et de prévention de la Martinique sur la question de :      

   L’aide aux sinistrés de 1902 et des leçons à en tirer pour l’avenir. 

Alberic Marcelin : 

Comment s’est présentée la situation de la Martinique après la seconde hécatombe du 30 août ?                   

Léo Ursulet :

En Septembre 1902, 21 000 sinistrés, fortement choqués par le drame du 30 août où ils avaient officiellement perdu plus de 1300 des leurs, revenaient des communes évacuées du Nord (Morne-Rouge, Fds-St-Denis, Ajoupa-Bouillon, Macouba, Basse-Pointe et Grd-Rivière), et occupaient FdF et les autres grandes communes hors de la portée du volcan.

Majoritairement ces populations étaient rurales et se consacraient à des activités agricoles ; il y avait secondairement des artisans-marins pêcheurs, et des habitants de ces bourgs qui se consacraient aux petites activités diverses dans ces bourgs (boulangerie, petit-commerce etc).

Il s’agissait d’abord que tous ces gens pussent retrouver si  possible leurs activités d’origine dans leurs communes d’accueil.

Alberic Marcelin :

Mais le gouverneur LEMAIRE voyait, semble-t-il, beaucoup plus grand, si l’on se réfère à sa  déclaration au Conseil Général du 1er décembre 1902 et dont on peut lire l’extrait suivant à la page 371 de votre livre:

« Il y a plus, Messieurs, et c’est ici que nous tenons à vous signaler une application pratique d’une théorie fréquemment préconisée, ce n’est pas seulement une œuvre de restitution que nous avons entreprise, une simple restauration d’un état antérieur, c’est une œuvre plus complète et d’une portée plus haute, c’est une œuvre éminemment sociale que nous avons assumée, en procurant à une fraction importante du prolétariat martiniquais l’accession à la propriété du sol. »

C’était très prometteur. Il nous ramenait à l’année d’abolition 1848 où Schoelcher, dès la mise au travail de la commission d’abolition qu’il présidait, promit en vain de faciliter l’accès à la propriétaire foncière aux prochains nouveaux affranchis. La postérité lui en voudra néanmoins avec la plus grande intransigeance.

En définitive, sous la conduite de ce gouverneur LEMAIRE, seulement 1600 cases  avec un petit bout de terrain ont pu être accordées à 9 000 à 10 000 sinistrés dans les nouveaux centres de peuplement établis. Ainsi plus de 10 000 sinistrés, soit plus de la moitié des 21 000, ont pu recevoir un secours.

Albéric Marcelin :

C’est en effet le gouverneur LEMAIRE lui-même qui livra la vérité de cette réalité au Conseil Général :

 « Il eût été, d’ailleurs, injuste et imprudent de trop généraliser l’octroi de cases et de terres aux familles ouvrières qui étaient sans bien avant l’éruption, car il nous suffisait de diminuer, dans une certaine proportion, la quantité de bras qu’on pouvait craindre trop nombreux pour être absorbés par les besoins de la culture et de l’industrie non détruites par le volcan. » (page 392).

          Léo Ursulet :

Une fois encore, la logique de l’entreprise coloniale aura prévalu ; les grands intérêts capitalistes se seront imposés. Faciliter l’accès du foncier à trop de sinistrés conférerait à ceux-ci une indépendance de vie qui ne pouvait que nuire, selon ces intérêts, au fonctionnement des grandes habitations et des usines sucrières.

          Albéric Marcelin :

Venons-en au fameux COMITE NATIONAL D’ASSISTANCE AUX SINITRES (de PARIS) et de la SOUSCRIPTION NATIONALE ORGANISEE PAR LUI EN FAVEUR DE CEUX-CI.

Léo Ursulet :

Ce comité a été créé peu après la catastrophe, au mois de mai 1902 à l’initiative d’Albert DECRAIS, ministre des colonies dans le gouvernement de Waldeck ROUSSEAU.  C’est ensuite Gaston DOUMERGUE, son successeur à la tête de ce ministère dans le gouvernement COMBES, qui en occupa la présidence, en se conférant les grandes prérogatives relatives à la gestion de ce comité.

Bien que Gaston DOUMERGUE se soit flatté de tenir son ministère éloigné de la répartition des fonds de la souscription publique, il a incontestablement exercé son influence sur les choix du comité national d’assistance, et en opposition avec les tendances de la commission exécutive.

 Quand il s’est agi de faire appel aux fonds de la souscription pour financer des travaux d’intérêt public et payer des salaires aux sinistrés embauchés, il va opposer fermement sa consigne avec les mêmes mots de son prédécesseur A. Decrais :

« CE COMITE NATIONAL D’ASSISTANCE NE DOIT ÊTRE QU’UN COMITE DE SECOURS »  Autrement dit il devait servir seulement pour les vivres et accessoires indispensables à leur entretien, mais ne pouvait contribuer aux actions de relèvement de la Martinique sinistrée.

 Il a même écrit en note confidentielle au gouverneur Lemaire à son arrivée en Martinique :

« En premier lieu, il conviendra de faire pénétrer dans les esprits que la catastrophe n’a créé à personne de droits à une indemnité. Les évaluations des pertes demandées à plusieurs reprises par le Département, n’ont eu pour but que de renseigner le gouvernement sur l’étendue du désastre. »

On pouvait se demander à quoi servait la commission exécutive qui avait été instituée au sein de ce comité d’assistance aux sinistrés pour examiner les demandes d’aide qui lui étaient adressées.

 

          Gaston DOUMERGUE est toujours resté sans réponse quand la commission exécutive s’est déclarée prête à aider le Gouvernement s’il décidait de faire appel à son concours pour des actions pouvant aider à la reprise de la vie économique de la Martinique, et qui eussent pu favoriser sensiblement la situation des sinistrés.

De telles réactions ont bien entendu soulevé des protestations de partout, en particulier de  nombre de membres d’éléments métropolitains du bureau exécutif du Comité national.

- et de fortes critiques  du haut fonctionnaire, l’inspecteur des colonies, Mr MERAY, chargé de suivre les opérations du comité d’assistance aux sinistrés, comme cela pouvait se comprendre : il fallait tout de même veiller à la régularité de ces opérations, car, en cas de détournement frauduleux de cet argent, c’est assurément au gouvernement qu’il serait demandé des comptes.

 

 Albéric Marcelin :

Mais effectivement les fonds recueillis par cette souscription venaient de la charité publique. C’étaient des fonds privés. N’y avait-il pas une anomalie juridique qu’un ministre, homme public, ait pu avoir une telle mainmise sur l’emploi de ces sommes ?

Léo Ursulet : 

Mais bien entendu que le problème se posait ! Si la présence du ministre des colonies au sein de ce comité ne pouvait être exclue, ce comité ne pouvait être ainsi géré.

Il devait être supervisé par un collège d’hommes choisis pour leur probité, pour leur neutralité, connus publiquement, et qui devaient avoir l’autorité nécessaire pour décider  du meilleur emploi des fonds de cette souscription.

Figurez-vous que les parlementaires et les maires en Martinique ont été tenus à l’écart de ce comité, à cause d’une campagne de presse qui avait amené à douter de leur probité et de leur neutralité. Et ce au mépris de l’avis suivant du Conseil d’Etat :

Le maire, en vert des articles 910 et 93 du code civil et de l’article 3 de l’ordonnance du 2 avril 1817, serait recevable à agir en justice et à faire tous actes destinés à assurer la conservation et l’emploi des sommes versées en faveur des pauvres, si les intermédiaires venaient à les compromettre ou à les détourner du but charitable qui leur avait été assigné. »

En définitive, le bureau exécutif et la commission exécutive furent sensiblement composés d’un ensemble de personnalités des affaires coloniales, d’anciens ministres des colonies, d’anciens gouverneurs ou d’anciens hauts fonctionnaires des colonies, éloignés de la situation de la Martinique. Un tel choix était, il est vrai, l’authentique reflet de la réalité coloniale de la Martinique d’alors.

Albéric Marcelin :

Venons-en à l’emploi précisément de ces fonds. Et d’abord dites-nous de quel montant ils ont été.

Léo Ursulet :

Ces fonds ont atteint le montant de 9,5 millions de francs 1902. Et que représenterait cette somme aujourd’hui ?

D’après LE CONVERTISSEUR FRANC-EURO DE L’INSEE sur le NET :

1 000 francs 1902 représenterait aujourd’hui 3991 euros 2020. Ainsi 9,5 millions de francs 1902 donne 38 millions d’Euros 2020. Ce qui était une somme considérable, pour le coût de la vie de l’époque.

Du mois de mai au mois de septembre 1902, nous révèle le rapport officiel Le Hérissé, la souscription nationale n’avait aucunement participé aux 664 000 francs qui avaient été dépensés en secours de toute nature en Martinique.

Le journal foyalais l’Opinion du 4 septembre devait titrer à cet égard :

« APRES 4 MOIS DE SECOURS, LA POPULATION ATTEND TOUJOURS D’ETRE SECOURUE »

Albéric Marcelin :

Et c’est précisément au cours de ces mois que la Martinique  a connu les pires difficultés sur le plan social, faute de moyens financiers. Les sinistrés venus du Nord ont dû être rapatriés dans leurs foyers en début août, ce qui va se solder par l’hécatombe du 30 août à cause d’une éruption particulièrement violente de la Montagne Pelée.

Léo Ursulet :

 À la date du 5 décembre 1902, seulement 2,5 millions de francs avait été utilisés en Martinique, alors même que le gouverneur LEMAIRE a avoué au Conseil Général que 10 000 sinistrés seulement sur les 21 000. Soit moins de la moitié d’entre eux, avaient été réinstallés dans les centres de peuplement !

La commission exécutive, voulant faire œuvre utile dans la répartition des secours à allouer, mais sans véritable conscience de l’urgence de la situation de l’île, elle n’avait pas mis moins de deux ans à dépouiller les 8 000 dossiers de déclaration de pertes qui lui avaient été adressés.

Situation qui va entraîner la désapprobation suivante de l’inspecteur des colonies Méray :

« Il est contraire au bon ordre qu’une collectivité de citoyens puisse posséder une fortune dont elle ne gère pas les intérêts et dont elle ignore les montants. » ou encore :

« Ces fonds, provenant en totalité de la charité publique, sont la propriété exclusive des sinistrés. J’estime qu’il existe des raisons d’intérêt général et de moralité pour que son extinction soit poursuivie le plus rapidement possible. »

-Mais il est une autre dépense déclarée que vous ne manquerez pas d’apprécier en son côté injuste :

4,1 millions de francs ont été consacrés en secours viagers (pour des veuves et des vieillards qui dépendaient de victimes de cette catastrophe) et en secours temporaires (pour les orphelins mineurs de victimes du désastre jusqu’à leur majorité, notamment des jeunes orphelins se trouvant à poursuivre des études en métropole). Et cette dépense concernait seulement environ un millier de personnes !

Et finalement, la commission estima par ailleurs à 5,5 millions de francs l’ensemble des dépenses de secours de toute nature dispensés aux sinistrés de la Martinique, considérés comme travailleurs valides.

Il faut dire ceci :

Le principe de répartition des aides a souffert d’une injustice objective en prenant soin d’accorder un secours d’importance proportionnelle à l’aisance initiale du secouru, faute de pouvoir lui restituer les moyens qu’il avait perdus. Il n’est pas sûr que le vœu du petit donateur fût de favoriser ainsi le sinistré ayant connu l’aisance au dépens du plus humble. Ce choix n’a pu qu’entraîner de profondes injustices dans la répartition des secours entre sinistrés.

Albéric Marcelin :

Mais la grande critique que vous avez faite aussi de l’œuvre du Comité national de secours fut la priorité absolue accordée aux secours individuels, ce au détriment du financement d’actions collectives, comme l’auraient souhaité et le conseil et le comité local de secours, lesquelles actions pouvaient en contribuant à relever la colonie sinistrée, à améliorer leur situation d’ensemble.

En tout cas, ces chiffres et réalités que vous nous avez mentionnées, se passent de commentaires.

L’usage des fonds de la souscription nationale en faveur des sinistrés de 1902 est entaché de profondes injustices et irrégularités et d’un manque de vue d’ensemble concernant la situation de la colonie.

Et tout cela va de même coûter la vie de nombreux martiniquais le 30 août 1902, comme nous l’avons déjà dit.

 Et maintenant, quelles leçons pour l’avenir y a-t-il à tirer, selon vous, de cette expérience vécue par les Martiniquais après le 8 mai 1902 ?

Léo Ursulet

L’histoire de la Martinique est jalonnée de grands désastres et ce n’est pas jouer à l’oiseau de mauvais augure que d’annoncer que d’autres désastres nous attendent, et pourront encore mettre à bas notre pays, et faire des victimes. Nous disons bien chez nous : Jou malè pa ni pran gad !

La solidarité publique nationale va jouer, mais ne suffira pas. Il nous faudra aussi les secours de la solidarité internationale.

Il nous appartiendra d’apprendre dans notre Martinique à nous organiser pour que celle-ci ne devienne plus une double victime après une catastrophe comme celle de 1902.

Le risque en ce domaine n’a jamais cessé pour les pays insuffisamment structurés et pour qui survient une situation de brutale de détresse. Notre voisine Haïti, après le terrible séisme de 2011, a été surnommée tristement la République des ONG, pour exprimer la défiance des haïtiens envers ces ONG. À cet égard, il n’est pas rare que les véhicules de celles-ci soient caillassés dans les rues.

Et Haïti continue d’en subir les conséquences : il y a toujours des Haïtiens qui vivent dans des tentes à la périphérie de Port-au-Prince. Ce pays infortuné n’a jamais pu profiter de toute la masse des millions qui lui avaient été promis.

Elus politiques, société civile, associations de toutes sortes en Martinique, comme du reste en Guadeloupe, doivent s’atteler à réfléchir sur le sujet. La diaspora antillaise dans le monde doit être sollicitée à cet égard dans cette réflexion.