
- Neuf
La coque noire et effilée du Djemnah, armé pour la ligne Singapour-Japon, brillait sous le soleil blafard de février. Ils étaient
là, sur le quai, adossés au mur du hangar. Le froid leur mangeait le nez et les joues. Les mains rugueuses dans les poches, la
langue figée, ils piétinaient le sol gelé. Ils étaient une trentaine, agglutinés autour de leur balluchon comme des corneilles
sur un arbre dénudé, le visage fermé par la gravité d’un moment décisif. Ils avaient perdu le flegme des années insouciantes
et dans leur regard mobile, perçait plus d’anxiété que de vigilance et de curiosité. Ils attendaient…
Antonio s’était éloigné de ses compagnons. Il avait serré le col de son veston, posé son barda au pied d’un mât et grimpé dans
les cordages. Il n’avait plus de mots mais une boule dans la gorge qui gonflait et l’étouffait. Son amour blessé. Le Djemnah
avançait et s’arrachaient de lui, le Piémont, son village, sa famille, ses amis et… Marta. Marta qui ne l’aimait plus, partie avec
l’autre cazzo Où était-elle ? Que faisait-elle, la puttana. Le continent reculait et derrière lui, à des milliers de kilomètres, au
bout de l’immensité, se trouvait une île, française et sauvage. Une île dont il ne connaissait rien : La Réunion ; un nom sur
un papier où il avait apposé sa signature…
Lorsqu’Angelo, jeune Réunionnais du bas de la rivière Saint-Denis, fait la connaissance d’Antonio, un Piémontais, il
n’imagine pas à quel point cette rencontre va peser sur le cours de sa vie. Dans la société coloniale des dernières années
du XIXe siècle où la construction du chemin de fer fait désormais partie de la vie des Réunionnais, nous plongeons
dans le quotidien d’un adolescent, de sa famille, de son quartier. Avec en filigrane, l’histoire des Italiens venus percer
les tunnels.